Au 60 de la rue Mon­sieur-le-Prince, dans le 6e arrondisse­ment de Paris, trône une drôle de machine. Elle imprime, presse, colle, mas­si­cote. En seule­ment cinq min­utes, elle édite un livre, qu’elle fait tomber avec un bruit sec, comme lorsqu’un Pho­toma­ton a ter­miné son tra­vail. Encore chaud, un peu col­lant, le livre du futur ressem­ble étrange­ment à celui que l’on trou­ve habituelle­ment en librairie. Sauf qu’on l’obtient en un clic et qu’il est fab­riqué sous nos yeux.

 

L'Espresso book machine des PUF

L’E­spres­so book machine” en action.

La librairie des Press­es uni­ver­si­taires de France (PUF), inau­gurée le 10 mars, est la pre­mière en France à détenir une « Espres­so book machine », qui imprime les livres à la demande. La mai­son d’édition, culte pour le monde académique et les étu­di­ants, a dû fer­mer sa bou­tique place de la Sor­bonne en 1999, pour laiss­er place à un mag­a­sin de vête­ments. Dix-sept ans après, elle rou­vre son enseigne de l’autre côté du boule­vard, avec une stratégie com­mer­ciale ambitieuse et inat­ten­due de sa part : met­tre le numérique au ser­vice du papier.

Une librairie sans livres

En voy­ant la vit­rine, on ne soupçon­nerait pas qu’on s’apprête à entr­er dans une librairie sans livres. A l’intérieur pour­tant, pas de rayons mais des tables bass­es, des ban­quettes, des écrans tac­tiles et des machines à café. 5 000 titres des édi­tions PUF, et trois mil­lions d’ouvrages libres de droits (dont 350 000 en français) sont disponibles pour impres­sion. Le cat­a­logue, entière­ment numérisé, per­met de trans­fér­er et matéri­alis­er un fichi­er PDF, le temps d’un café.

Une cliente imprime son livre sur l'Espresso book machine

Une cliente imprime un livre “en souvenir”.

« Je peux regarder faire la machine, ce n’est pas indis­cret ? » demande timide­ment Christophe, 33 ans, venu imprimer « par curiosité » La Vie au bistrot, disponible dans toutes les librairies du quarti­er. Une retraitée de pas­sage à Paris emmène un « Que sais-je ? » sur Niet­zsche « en sou­venir », après avoir filmé tout le proces­sus sur son télé­phone portable.

Chaque livre fab­riqué est un livre ven­duFrédéric Méri­ot, directeur général des PUF

Le directeur général des PUF, Frédéric Méri­ot, ne compte pas seule­ment sur la fas­ci­na­tion de l’ouverture pour attir­er la clien­tèle et établir un mod­èle économique viable. Cette nou­velle librairie est pour la mai­son d’édition l’aboutissement d’une vraie stratégie commerciale.

« Le flux nor­mal d’une librairie inclut de l’impression en quan­tité, du stock­age, un trans­port aller vers le libraire, et à nou­veau du stock­age, explique le directeur. Si le livre n’est pas ven­du, il y a alors un trans­port retour, du stock­age en entre­pôt, et par­fois la destruc­tion des inven­dus. C’est une aber­ra­tion économique et une aber­ra­tion écologique. »

La librairie à la demande per­met de sup­primer les coûts de trans­port et de stock­age, en même temps qu’elle évite les titres inven­dus ou épuisés. « Ici, chaque livre fab­riqué est un livre ven­du », résume-t-il, pré­cisant qu’en France, env­i­ron un tiers des livres pro­duits sont inven­dus, donc pilon­nés pour être recyclés.

150 000
en euros, le coût d’une « Espres­so book machine »

Le livre imprimé à la demande coûtera le même prix que celui que le lecteur pour­rait acheter en librairie, en ver­tu de la loi Lang qui instau­re un prix unique du livre en France depuis 1981. Le directeur général des PUF, Frédéric Méri­ot, affirme que, de toute façon, « le livre à la demande coûte plus cher à imprimer qu’en usine », parce que la machine imprime plus lente­ment, et seule­ment à l’u­nité. Et surtout, « l’E­spres­so book machine » coûte cher : pour ne pas inve­stir 150 000 euros dans l’achat de l’en­gin, les PUF se la font prêter par le lab­o­ra­toire de recherche et développe­ment Ireneo.

L’intérêt économique de l’opération ne réside pas dans la marge sur les livres ven­dus, mais dans l’augmentation de l’offre. « Imprimer ici du Marc Lévy ou du Guil­laume Mus­so serait absurde, explique-t-il. Nous voulons surtout ven­dre un très grand choix de titres qui tour­nent à très petit tirage. » Il rap­pelle fière­ment que lorsque tous les titres prévus seront inté­grés au cat­a­logue, « cette librairie sera la plus grande d’Europe en nom­bre de titres, dans seule­ment 72 mètres car­rés ».

PUF

Présen­toir de la librairie.

Les PUF font le pari du papi­er, alors que l’ebook vise à éviter les mêmes écueils que l’impression à la demande, et per­met un choix de titres com­pa­ra­ble. « L’ebook est une bonne idée, mais il a le prob­lème de ne pas plaire au lecteur, affirme Frédéric Méri­ot. Le marché du livre numérique s’effrite, c’est pourquoi nous met­tons le numérique au ser­vice du papi­er. » Il ne craint pas de per­dre son lec­torat le plus fidèle : « Nos lecteurs tra­di­tion­nels sont ras­surés de voir que nous sommes capa­bles d’innover en gar­dant notre ADN, qui est le livre papier. »

Avec ce sys­tème, ils préser­vent le livre et la tra­di­tion des libraires, ce qui n’est pas sim­ple ! Yves, venu décou­vrir la librairie

Yves, nor­malien, « amoureux du quarti­er latin et client his­torique des PUF » pour y avoir traîné avec les philosophes Althuss­er et Fou­cault, vient sim­ple­ment « voir si la machine fonc­tionne ». Il ne compte rien acheter, parce qu’il pos­sède déjà 5 000 ouvrages et parce qu’il préfère les vieux livres. Il salue l’étonnant retour des PUF : « Avec ce sys­tème, ils préser­vent le livre et la tra­di­tion des libraires, ce qui n’est pas sim­ple ! » s’exclame-t-il.

Le café de la librairie des PUF

Le café de la librairie des PUF.

Car l’autre pari est celui de recréer l’univers de la librairie même si tout y est numérique. Lors de l’inauguration, le maire du 6e arrondisse­ment Jean-Pierre Lecoq l’annonçait déjà : « Ceci n’est pas une fil­iale d’Amazon ». « Nous sommes mieux qu’Amazon, renchérit Frédéric Méri­ot. Nous offrirons bien­tôt la même largeur de cat­a­logue, immé­di­ate­ment, dans un espace d’échange, pour que le lecteur ne soit pas seul devant son ordi­na­teur pour pass­er commande. »

Cela ne rem­plac­era jamais une librairie tra­di­tion­nelle dans laque­lle on se promène au milieu des rayons Frédéric Méri­ot, directeur général des PUF

L’une des deux employés de l’enseigne est caté­gorique : « Ici aus­si, je reste libraire ». Yves craint pour­tant, en tant que lecteur, que « le méti­er de libraire en vienne à chang­er face aux clients pressés, qui vien­dront tou­jours chercher un titre pré­cis ». Le directeur des PUF conçoit, lui, sa librairie sans livre comme une offre com­plé­men­taire : « Cela ne rem­plac­era jamais une librairie tra­di­tion­nelle dans laque­lle on se promène au milieu des rayons, décou­vrant par hasard des choses que l’on n’imaginait pas. »

Per­me­t­tre aux pro­fes­sion­nels d’être plus audacieux

Pour préserv­er le monde de l’édition, la librairie des PUF s’oppose à met­tre à dis­po­si­tion sa machine « mag­ique » pour d’autres usages. Si aux Etats-Unis, avec ce procédé, il est pos­si­ble pour un étu­di­ant de faire de sa thèse un ouvrage broché, ou pour un ama­teur de s’auto-éditer et de met­tre soi-même son livre en vente, cette petite révo­lu­tion n’aura pas lieu rue Mon­sieur-le-Prince : « Nous sommes une mai­son d’édition, pas un ser­vice de repro­gra­phie, pré­cise le directeur de la mai­son. Les livres imprimés ici por­tent une sig­na­ture et résul­tent d’une val­i­da­tion éditoriale. »

A terme, la librairie à la demande per­me­t­tra aux pro­fes­sion­nels d’être plus auda­cieux au moment d’éditer des ouvrages peu renta­bles. Le directeur des PUF imag­ine que d’i­ci un ou deux ans, la librairie pour­rait pro­duire des livres ven­dus seule­ment à la demande, en prenant davan­tage de risques.

Crédits pho­to : © Lau­re Andrillon